honest girl ⊰ Mirela

La brise chaude caresse le visage engourdi. Enveloppe le corps tout entier dans une douce embrassade. Le froid brûle. La chaleur calme. Les extrémités rougies par les températures souffrent en silence. Les orteils s'affolent sous les trois chaussettes rapiécées pour ne pas faner. La bohémienne redoute les membres fantômes. Les pertes de sensation. Elle doit se sentir vivante. De haut en bas et même si cela est synonyme de douleur. La gamine profite de la chaleur qui s'évade du lavomatique. Espère que l'essence fleurie restera longtemps accrochée aux tissus. Les mains portées près de la bouche, Mirela souffle, réchauffe les doigts. Premier hiver solitaire. Premier depuis quatre années, mais les réflexes n'ont jamais été perdus. Juste mis de côté en attendant le moment redouté. Les chats de gouttières ne quittent jamais réellement la rue. Berceau des perdus. L'avenue perfide accueille les désillusionnés. Les rêveurs déchus. Les abandonnées ou les déserteurs. L'un et l'autre se côtoie dans le petit corps voûté.  Se détestent puis se réconfortent. L'un a entraîné l'autre. Provoquant deux chutes, mais dont la seconde semble éternelle. La chance ne se représentera pas une seconde fois. Pas de deuxième chevalier pour la fille du peuple.
L'enfant qu'elle est se divertit avec les poupées vivantes. Invente des vies complètes aux passants pressés par la vie qu'elle ne possède plus. Pas, la vie qu'elle n'a jamais eu. Elle les envie, eux qui se plaignent de la fatigue en s'affalant sur le canapé une bière à la main, mais la rêveuse ne peut s'empêcher d'imaginer des merveilles qu'elle dépose telle une couronne de fleurs sur les têtes éphémères. Mirela aime la foule autant qu'elle la déteste. Apprécie de voir les êtres exécuter une danse presque parfaitement orchestrée. Les corps se rencontrent puis se séparent. La vague avale et malmène les moins expérimentés, spectacle dont elle se repaît candidement. La marée humaine a trouvé une nouvelle victime qui lutte pour ne pas se noyer sous les yeux attendris de la nomade. Le regard s'attache à la silhouette en difficulté. Touriste ou ermite. Homme-monstre avant tout. Potentiel loup déguisé en agneau pour attirer les ingénues. Les gamines compatissantes ou la gamine désespérée qui voit en l'homme une proie presque parfaite. Mire réajuste la anse de son sac à dos. Sa maison, son fourre-tout. Prête à fondre sur sa proie comme un rapace qu'elle n'est pas. Elle est l'agneau qui se déguise en loup pour survivre. Les griffes rouges de son propre sang. Enchaînement impeccable pour l'ancienne ballerine.Ne fait qu'effleurer les inintéressants car son cœur ne bat que pour lui. Son corps vibre pour le persécuté. Elle se voudrait libératrice de la souffrance invisible, mais prend le rôle d'un bourreau. Un différent, mais comme les autres. Pire. La convoitise à ses pieds. Jour de chance. Les mains encore immaculées attrapent l'objet. Se referment immédiatement et l'éloignent des yeux curieux. Le mouvement, les rugissements vulgaires des chanceux attirent son attention. La silhouette panique. Une fois de plus la rue est gagnante. Les remords arrivent aussitôt. Font grogner le ventre vide. L'estomac semble lui dire que ce n'est pas la peine. Il peut tenir quelques heures de plus. L'objet pique les paumes. Il ne lui appartient pas, mais contrairement aux autres il provoque un goût désagréable. Il pue la détresse et elle se met à courir. Bouscule à son tour pour rattraper le retard. Un dernier morceau de silhouette se dessine toujours pour montrer la direction. Mirela retient son sac d'une main et se demande bien ce qu'elle est en train de faire. L'arrêt brutal. La respiration qui n'est pas sienne attire son attention. Elle reste loin du regard. Ne le voit même pas. Se repose sur son audition. Machinalement les ongles grattent le porte-feuille. Elle se laisse emporter par l'obscurité des paupières closes. L'ange et le démon se battent sur ses fêles épaules. Rendre ou garder. Remplir l'estomac et se laisser bouffer par les remords ou étouffer les appels du ventre avec les mains et être sereine.
La voix étrangère la sort de son dilemme et la réponse s'impose. Timide, honteuse de ses pensées, elle s'avance. Dépasse les limites fixées concernant la distance avec les inconnus. Encore un peu plus. Plaisir de mettre un visage sur la silhouette bousculée.  « Excusez-moi.. Je crois que c'est à vous. »  La main se tend pour rendre le perdu. Le soulagement quand la paume gagne en légèreté. Elle suit la direction qu'il pointe et acquiesce.  La bonne action faite, elle peut partir. S'envoler à la recherche de quoi se nourrir. Un sourire polie et elle tourne le dos à l'homme. Un pas puis deux et elle se retourne vers lui. « Vous allez bien ? » Ce ne sont pas tes affaires. Déguerpis pendant qu'il est encore temps. Par sécurité involontaire, elle garde une certaine distance. Il ne ressemble pas à un monstre. La poupée de chiffon maltraitée encore en tête.  «Vous n'aviez pas l'air très bien là-bas. » Les doigts s’emmêlent, se frottent et se pincent. Un nœud grouillant pour faire taire ses doutes.  « Je peux faire quelque chose pour vous aidez ? » Mirela n'a rien, mais reste prête à donner le peu qu'elle a pour aider les âmes perdues.  

Elle n'y arrive pas. Non. Dès qu'elle pose son regard sur lui, Mire ne voit qu'un chiot apeuré. Une créature mignonne sans défense. Pourtant il est un homme. C'est une évidence. Potentiel manipulateur usant de la naïveté de la première gamine abandonnée trouvée sur la route. Elle voudrait le craindre comme les autres. Voir en lui un certain danger qui la forcerait à continuer son chemin. Reprendre sa place près du lavomatique. A attendre une nouvelle opportunité. Mais, elle ne voit qu'un camarade. Une âme aussi fragile que la sienne. Un homme incapable de faire du mal. Ce ne sont que des idées. L'image qu'il lui renvoie et qui la rassure. Elle en oublie même que dans chaque Homme se cache un monstre. Que le regard le plus innocent peut cacher les pires désires.
Mirela est revenue sur ses pas. Changeant de direction sous les ordres de sa conscience. L'enfant ne peut pas laisser l'homme ainsi. Sans même savoir s'il va bien. Elle est bonne la fille. Bienveillante et amoureuse de son prochain. Un amour innocent et effrayant. Un qui la dévore et l'épuise. La voix incertaine s'élève dans la ruelle. Douce. Généreuse de bonnes intentions. Veiller sur lui comme elle voudrait qu'on veille sur elle. Qu'on vienne lui demander si elle va bien quand le froid arrive à pénétrer dans les nombreuses couches de tissus. Juste un regard. Une phrase. Quelque chose qui la rassure, qu'elle se sente encore vivante. Elle demande, questionne l'étranger dévoré par la panique. C'est son rôle. Ange des rues. Elle qui n'a pas d'obligations. Le temps qu'elle peut offrir aux âmes dans le besoin. La réponse rassurante. Un sourire soulagé apparaît sur le visage inquiet. Il est mignon le chiot.  Elle aurait presque l'envie de lui caresser la tête et lui dire que tout va bien.  « Il n'y a que des fous à New-York. »  Cohabitation des malades. Les rues regorgent d'irrationnels. Démence invisible. Égarement palpable. Les voix qui s'élèvent  pour parler au Puissant sont jugés dérangées. Les Hommes s'échappant d'une foule le cœur paniqué ne peuvent éviter le même jugement. La folie n'effraie pas Mire, pas quand elle est visible. La confession attendrissante. Partage d'un peu d'intimité qui instaure une certaine confiance. Un petit morceau de lui pour un grand de la gosse. Elle se retrouve en lui. La foule qu'elle a du dompter pour survivre. Le chat de gouttière ne peut rester éternellement sur les toits de la ville. A force, elle ne voit plus la main humaine se refermer sur elle. L'enfermer, étouffer. Bulle opaque qui éclate à la moindre occasion. Elle veut en savoir plus sur lui. Connaître la raison de cette panique. Savoir ce qui a causé la faiblesse du beau.  « On perd rapidement pied dans la foule. C'est angoissant quand on est pas habitué. »   Lui donne des excuses. Prouve par les mots qu'elle ne juge pas, qu'elle comprend ce qui le ronge. Les yeux dans les yeux. Elle lui rend son sourire.  « C'est normal.»  Normalité pas si évidente pourtant. La tête se baisse pour éviter qu'il devine la bataille qui a torturé son esprit pendant plusieurs minutes. Invitation surprise. Elle n'en espérait pas autant. Espérait rien en réalité. Uniquement un merci. Proposition alléchante.  « Vous n'êtes pas obligé !  Vous me devez rien. Absolument rien.»   Le regard se pose sur l'objet qui lui a appartenu pour quelques secondes. Le regarde disparaître et avec lui toutes les possibilités de passer une bonne nuit et d'avoir un bon repas. La silhouette s'éloigne. Suivre un inconnu juste pour un chocolat chaud. Reste immobile quelques instants avant de le suivre. Presse le pas pour le rattraper.
Le regard ne le quitte pas. Du coin de l’œil, elle l'observe. Étudie ses mouvements, alors qu'elle est incapable de les interpréter.  La cloche tinte pour annoncer leur arrivée. Elle se faufile à l'intérieur. Ferme les yeux pour profiter de la chaleur du lieu. Ce n'est pas bondé. Petit café qui n'attire pas foule pour lui plaire. Mirela se glisse sur la première banquette libre. Pose son sac près d'elle et ouvre son manteau. Les éléments disparaissent pour dévoiler sa silhouette.  « Et où alliez-vous comme ça ? »  La curiosité a pris le dessus. Elle se dévoile enfin. L'enfant. Laisse de côté sa méfiance pour sympathiser un peu.  « Enfin, qu'y avait-il de si important pour essayer d'affronter les monstres new-yorkais sur un passage piéton ? »  Le sourire naît sous l'absurde de la phrase. Elle se permet un peu de légèreté.   «Un belle défaite entre nous. » Mais c'est ce qui le rend touchant. Humain qui donne envie à Mirela de faire tomber les barrières.  « Mais sans  tout ça je serais encore dans le froid. J'aime bien votre folie. J'ai le droit à un chocolat chaud grâce à elle.»  Un rire discret. Le regard libre se détache et vagabonde dans la salle. Bonne action récompensée. Elle ne regrette pas sa décision.  

Mirela n'est pas une mauvaise gamine. Les mains se perdent dans les poches qui ne lui appartiennent pas, mais c'est seulement une question de nécessité. Prendre les choses où elles se trouvent. Directement à la source. Elle ne vole pas par plaisir. Préfère l'argent plutôt que les objets de la vie. Les riches ou les touristes. Les belles gueules décorées d'or. La richesse visible pour narguer. Se mettre au dessus de la constellation humaine pensant pouvoir briller plus sans se douter que ça ne fait que les rendre vulnérables. Il était simple, l'homme. D'apparence. Il lui donnait l'impression de voir un gamin dans le corps d'un homme. Comment quelqu'un de son âge pouvait bien être autant effrayé par la foule. Par les vagues étouffantes. Un touriste peut-être venant pour la première fois dans une grande ville. Elle se rappelle son premier jour ici. Arrivée de sa petite ville paumée quelque part  entre l'Illinois et le Montana. Tout lui paraissait si grand. Si beau. Un monde magique. Une ville qui allait se nourrir de ses rêves pour lui faire vivre le cauchemar. Il y avait cette chose chez l'effrayé. Un mystère palpable. Un secret, une histoire qui ne demandait qu'à être découverte. Les yeux mystérieux. Les prunelles s'illuminent sous l'invitation. La bonne action est récompensée. Par politesse, elle s’assure qu'il ne fait pas ça par obligation. Elle a fait quelque chose de bien, mais il n'est pas forcé de la payer. Mirela n'a pas fait ça pour être rémunérée. Elle en avait besoin autant que lui. L'argent au goût dégueulasse, elle n'en veut pas. Prendre aux âmes brisées ne l'intéresse pas. Les mauvaises actions sont toujours punies même si elle ne voit pas ce qui pourrait lui arriver de pire. Il est certain de lui l'effrayé alors elle le rejoint, le suit et l’observe. Petit animal curieux à la recherche des secrets qui se cachent sous la peau marquée.
Elle se balance sur la banquette confortable pour trouver la meilleure position. Elle n'est pas tellement confortable, mais pour la gamine c'est proche d'une literie de luxe. Le masque a éveillé la curiosité. Il l'a invité et elle pense donc avoir le droit de poser quelques questions. La sauveuse se permet sans se priver, néanmoins elle ne s'aventure pas trop dans le privé. Toutes les réponses sont acceptées. Vraies ou complètements fausses. Elle veut juste discuter un peu et profiter de la chaleur. Elle s'accorde même une petite moquerie. Mignonne et gentille qu'elle accompagne d'un sourire. Elle s'amuse de la situation comme elle rit de ses propres défaites. Un poisson, elle ne sait pas si c'est la véritable raison, mais s'en fout complètement. Un son qui n'était pas sorti de sa bouche depuis bien longtemps se fait entendre. Un rire. Mirela ne sait pas qui se tient devant elle pourtant elle l'apprécie. Se dit que finalement même sans faire confiance, il n'est pas nécessaire de fuir pour se protéger. L'observation de la salle, des autres tables ne dure pas longtemps. Juste le temps de la commande. Il la rappelle à elle de sa voix charmante. Les bras croisés sur la table, elle observe les lèvres qui se mouvent selon les mots et quand les phrases prennent sens dans sa tête, elle lève les yeux pour se plonger dans les siens. Le sourire perdu. Tout le monde pense qu'elle mérite mieux que ça. Bien mieux. Elle l'entend à chaque rencontre, mais d'une certaine façon elle mérite cette vie. Le prénom de l'inconnu prononcé. Elle le répète dans sa tête jusqu'à ce qu'il sonne bien. La jeune fille tend sa main, attrape celle de Kaegan. « Mirela. » Le prénom d'ailleurs. A la prononciation étrangère. L'accent que sa famille a perdu depuis des générations ressort sur le prénom. « Je ne vais pas vous mentir j'étais partie pour garder votre argent. » Pour le voler en réalité, mais elle omet délibérément ce détail. Ça pourrait l'effrayer, lui qui semble avoir peur de la foule et des risques. S'il savait qu'en face de lui se trouve une voleuse, il pourrait faire une seconde crise et partir sans payer la commande. « Mais je ne pouvais pas vous laisser ainsi. Tous les fous ne sont pas méchants. »  mais tous les méchants sont fous. « Je ne regrette pas une seule seconde mon choix. » Le rassurer. Ce n'est pas à cause de cette décision qu'elle dormira à la rue ce soir. Ça ne changera pas grand chose à sa vie ni  à la situation actuelle. Au moins, elle se sentira bien pour le reste de la journée. « Monsieur Bulle doit être fière d'avoir un maître comme vous. Braver les dangers pour lui apporter de quoi remplir son ventre. » Elle rit à la pensée qui lui traverse l'esprit. « J'ai atteint le fond aujourd'hui, je suis jalouse d'un poisson rouge. » Les mains se posent sur son visage avant de retomber sur la table. « J'espère que vous avez déjà acheté de quoi le nourrir car la foule va se faire de plus en plus dense. » Elle ne cherche pas à le rassurer car ne sait pas le faire. Mentir même pour protéger. « Vous êtes nouveaux en ville? » ça expliquerait tout et calmerait sa curiosité.