surprise ⊰ altair

Pluie. Des cordes tombaient sur New York et l'Upper East Side, peignant de gris tout le paysage. Debout devant la baie vitrée de sa chambre, Altair se délectait du bruit mat de l'eau céleste se déversant en continu sur la ville toute entière. Il observait les passants se hâter sur les trottoirs détrempés d'un œil curieux, se demandant si l'un d'eux finirait par glisser. Les enfers regorgeaient d'âmes à accueillir les jours de pluie, quand les routes étaient trop glissantes et que les automobilistes s'envoyaient dans le fossé. Altair n'avait jamais appris à conduire. À quoi bon. C'était trop humain à son goût. Il préférait se déplacer par ses propres moyens, ou, quand il n'avait pas le choix, utiliser un chauffeur. Cela collait d'ailleurs assez bien à l'image du gentleman distingué et populaire qu'on lui donnait – et qu'il se donnait. Altair faisait toujours son possible pour à la fois tromper et correspondre aux apparences. Être à la fois là où on ne l'attendait pas, et absent où on l'attend. La routine ne l'intéressait pas. Il voulait surprendre les gens. Il adorait ça.
Le souverain se détourna de la baie vitrée un moment pour se saisir de l'enveloppe posée sur son lit. Au dos de l'enveloppe, un prénom, des lettres tracées dans une belle écriture calligraphique. Il ne l'avait pas encore fermée. Le carton d'invitation se trouvait à l'intérieur de sa veste. Il le prit et le glissa délicatement dans l'enveloppe, faisant preuve d'une dextérité à la fois étonnante et évidente. Il porta l'enveloppe à ses lèvres. Léger contact. Sa langue contre le papier. Une ligne, un virage, une autre ligne. Altair referma l'enveloppe, puis la déposa sur sa table de chevet. Plus tard.

Il faisait à nouveau face à la baie vitrée lorsque ses yeux reconnurent un visage diablement familier en contrebas. Le pas pressé de Kaegan fit sourire Leviathan, et tandis que l'homme disparaissait en même temps qu'il se retrouvait au pied du manoir, son hôte se dirigea d'un pas tranquille jusqu'à l'entrée de sa chambre. Kaegan ne manquait jamais une occasion de le surprendre, et c'était sans doute pourquoi il ne se lassait jamais de sa compagnie. Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour prétendre êtres devenus amis, entre autres termes. Kaegan avait beaucoup changé depuis leur première rencontre, et Altair se plaisait à penser qu'il avait chevronné le possédé avec brio, quand les deux âmes cohabitaient encore ensemble et que la personnalité du jeune homme était des plus chaotiques. La voix de son majordome résonna, indiquant à Kaegan de monter, et Altair s'adossa à la porte de sa chambre, un sourire espiègle aux lèvres. Une partie de cache-cache sur son terrain de jeu favori. Il pouvait entendre les pas du possédé gravir les marches, puis arriver au palier, et il leva les yeux au plafond, attendant qu'ils s'éloignent. Lorsque ce fut enfin le cas, il se pencha doucement pour jeter un coup d'œil dans le couloir. Ses prunelles sombres rencontrèrent le dos de Kaegan qui faisait son entrée dans son bureau. Altair plongea les mains dans les poches de son pantalon, puis se dirigea tranquillement dans le couloir. Il aurait presque entamé un petit air de Mozart en sifflant, s'il ne tenait pas à sa discrétion et à surprendre Kaegan. Il savait parfaitement pourquoi celui-ci s'était rendu dans son bureau. Altair gardait répertoriées bon nombre d'informations concernant les Enfers, et Kaegan lui avait souvent fait part de son désir d'en savoir plus sur son ancien lui. Le souverain du vice avait toujours été – à peu près – honnête avec Kaegan : il n'avait pas l'intention de lui révéler quoi que ce soit. Il était ce qu'il était, un point c'est tout.

En arrivant à l'entrée de son bureau, Altair trouva Kaegan perdu entre les lignes d'une pile de feuilles portant son écriture. Il s'appuya tout d'abord contre la porte, l'observant avec une malice folle, puis il s'approcha du bureau, et voyant que cela ne suffisait pas à attirer l'attention de l'égaré, il prit la parole. Cela eut le don de faire sursauter Kaegan, qui lâcha sa pile de feuilles dans son geste. Le tout s'écrasa par terre, s'éparpillant sur le sol sans que Altair s'en alarme toutefois. Il observait Kaegan comme un prof viendrait de surprendre un élève en flagrant délit, mais ses yeux ne criait aucune colère. Il était amusé. Content de lui, aussi. Kaegan, lui, bafouillait des excuses à la con, gêné, comme un jeune chiot devant son maître, se demandant si c'était du lard ou du cochon. « Ça doit bien faire cinq minutes, » répondit-il d'un air détaché. « Tu étais littéralement absorbé par ce que tu lisais, dis-donc... » Il regardait le possédé ramasser les feuilles avec nervosité, mais quand leurs regards se croisèrent, la gêne laissa place à l'amusement dans l'attitude de Kaegan. Altair sourit face à l'excuse. « Bien sûr, » répondit-il, sa voix dégoulinant d'ironie, en faisant un pas en direction de l'autre. Un autre pas quand Keagan reculait, s'éloigna du bureau. L'isoler dans un angle était une chose qu'Altair adorait faire. Le possédé paraissait tellement vulnérable. Il réduisit à néant la distance entre eux, laissant ses lèvres à quelques centimètres de celles de Kaegan. Ses mains étaient venues faire barrière, toutes deux posées sur le mur autour de l'homme. Altair le fixa longuement, sans jamais se débarrasser de ce sourire espiègle qui étirait subtilement ses lèvres, puis il déclara : « Dis à l'Autre de te foutre la paix, tu veux. » La forme avait tout l'air d'une question, d'une faveur même, mais l'intonation relevait plutôt de l'ordre. Altair retira une de ses mains du mur et posa un doigt sous le menton du captif. « Mes papiers étaient si bien classés... » Appuyant son regard, comme pour lui faire comprendre qu'il était fâché, il s'éloigna, le privant d'un baiser qu'il aurait pourtant souhaité lui donner. Altair n'était nullement fâché. Il jouait. Encore et toujours. Il plongea une fois encore les mains dans ses poches, et déclara tout en tournant le dos à Kaegan : « Quel sale temps. Tu passais dans le coin ? » Question innocente aux sonorités candides, Altair fit une ronde dans son bureau, ses yeux passant ici et là sur les meubles, comme pour, d'une certaine manière, s'assurer que tout était bien là.

Kaegan était pris au piège et Altair se délectait de la manière dont il lui donnait tout et le privait de tout. Il s'était rapproché. Doucement. Avait fait barrière de ses bras pour forcer le possédé à concentrer son attention sur lui et rien d'autre. Le silence. Les prunelles qui s'affrontent, qui se jaugent. Altair avait toujours été émerveillé par les personnes aux yeux clairs. Les siens n'avaient jamais été que noirs. Dans ceux de Kaegan, il voyait tout. L'eau. Le ciel. C'était pur, brillant. Altair aurait pu embrasser Keagan. Ils étaient si proches... Il aurait voulu. Mais il souhaitait montrer à l'Autre qui commandait. Il en avait besoin. Ainsi, le baiser tant attendu de la part de l'un comme de l'autre passa aux oubliettes. Déception de la part du possédé, frustration de la part du démon. S'il pouvait y avoir une différence entre les deux, toutefois. Altair s'éloignait déjà, pour que Kaegan puisse mieux le rejoindre. La stratégie était infaillible. Le chiot commença par prendre la parole. Agressif. Virulent propos que sa bouche émit. Altair pouvait sentir sa déception, sa colère, son désir, aussi. Il répliqua : « Ce sont mes affaires, Keagan. Personne d'autre que moi n'y touche. Surtout celles-ci. » Du regard, il désigna le tas de feuilles sur son bureau. Non, personne ne touchait à ses affaires, surtout pas un vulgaire humain comme pouvait l'être son majordome. Altair avait préféré s'entourer d'inconscients dans son manoir, plutôt que de démons mineurs. Il n'avait confiance ni en les uns ni en les autres, mais des deux, les humains étaient sans aucun doute ceux dont il avait le moins à craindre.

Kaegan, lui reprenait la parole. Ingérable. Altair l'écoutait débiter ses arguments sans rien dire, ses yeux dans les siens. Une lueur de malice dansa dans ses prunelles. « Ce masque est pourtant fort plaisant, crois-moi. Et non, tu n'as pas besoin de savoir. L'Autre a besoin de savoir. Pas toi. » La seconde requête arracha un rire à Leviathan. Kaegan se rapprochait de lui, et il ne bougea pas. Qu'il vienne. Qu'il trouve la proximité. Ils étaient à nouveau face à face et Altair se mordit la lèvre sans cesser de rire. Moqueur qui ne se cachait pas. Étreinte dont il retenait l'arrivée fatale. Il savait le possédé prêt à tout pour obtenir ces bribes d'informations sur celui qu'il avait été avant, et il comptait bien jouer encore. Toujours. Kaegan avait beau faire partie de ce cercle fermé, des obsessions qui durent, encore et encore, Altair demeurait un incorrigible salaud. Le vice personnifié. Il était mauvais Altair, il l'avait toujours été. Il se déguisait, ajoutait des couleurs à sa noirceur, se paraît de tons chatoyants pour cacher sa vraie nature. Parce qu'il était hideux, en fin de compte. En-dessous. Sous les vêtements hors de prix qui épousaient ses larges épaules. Sous sa carne havane et sa chair sanglante, il n'était rien d'autre qu'une horrible plaie destinée à pourrir ce monde jusqu'à la fin des temps. Et ça lui plaisait. Quel choix avait-il, de toute manière. L'envie lui avait dévoré l'âme et le cœur et depuis lors il ne cessait d'aller, d'obsessions en obsessions. Corrompre. Altair planta un doigt dans la poitrine de Kaegan. « Pour toi ? » dit-il. Il sourit, et empoigna les nippes du possédé, tirant dessus. L'arrangeant comme un père arrangerait son fils, quand lui voulait surtout faire tomber les guenilles et planter ses dents dans la chair. Il faisait semblant d'hésiter. Jouait la comédie parce qu'il était doué pour ça, contrairement à Kaegan qui se mettait à parler de pacte. Altair lui jeta un regard étrange, comme surpris, avant de répondre : « C'est cela même. Un pacte. » Les syllabes qui sonnent, la langue qui claque, accentuant la sonorité. Il était devenu songeur, et le doigt pointeur migra du torse à la gorge, qu'il se contenta d'effleurer. Kaegan essayait de le charmer et Altair avait vu venir le subterfuge. Il ne jouait plus. Jaloux. Terriblement jaloux que Kaegan lui prenne le rôle. « Tout mettre sur le tapis ? » répéta-t-il d'un air qui ne laissait rien présager de bon. Il recula et détailla le possédé du regard, le dévisageant de haut en bas, de bas en haut, des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Puis, il le regard dans les yeux, sa voix se chargeant d'une teinte menaçante, orageuse. « Tu es un tout. Tu pactises avec moi depuis bien longtemps déjà. Cela ne te suffit-il pas ? Non, bien sûr que non. Tu te sens vide parce que c'est ce que tu es ! » Éclat de voix de la pièce. La sienne. La colère du démon qui fait preuve d'impatience. Lui, tout ce qu'il voulait, c'était jouer. Inconstance. Il se rapprocha à nouveau de Kaegan, une fois l'orage passé, et posa une main sur sa joue. Besoin de le toucher. De voir qu'il était toujours à lui. De le sentir sous ses doigts, lui, sa coquille vide. L'envie naissante. Il ferma les yeux, la sentant se glisser sur sa peau comme une ombre, grandissant, s'étendant à l'image d'une toile d'araignée géante. Il se mit à trembler, et ouvrant les yeux, ses pupilles s'étaient changées en nacre. Sans tarder, il écrasa ses lèvres sur celles de Kaegan, sans élégance ni même délicatesse. Juste par envie. Pétrissant son torse de ses mains instables. Puis, le souffle court, il s'écarta pour rejoindre le mur à l'opposé pour reprendre son souffle, tournant le dos à l'autre. Faible face à ses pulsions, faible devant l'obsession. Il haleta quelques instants, puis déclara tout en se retournant lentement, une mèche sombre barrant son front : « Pactisons encore une fois... » Ses yeux étaient redevenus sombres. « Information par information... morceau par morceau...Vas-y, Mordha. Pose-moi tes questions. Mais elles ne seront pas sans conséquences... » Son sempiternel sourire espiègle retrouva sa place sur les lèvres d'Altair qui souffla sur sa mèche, certain qu'en dépit de tout ce qu'il risquait, Kaegan ferait tout pour en savoir plus sur l'Autre.

Les mots d'Altair dépassaient bien souvent sa pensée, et c'était exactement ce qu'il venait de se passer avec Kaegan. Kaegan qu'il appréciait tant. Qui comptait tant pour lui. Qu'il connaissait depuis si longtemps. Mais Altair était impétueux, et l'entêtement du possédé pour en savoir plus sur l'homme qu'il était avant lui était monté à la tête. Il n'était pas non plus connu pour faire preuve de grande patience, et Kaegan l'avait découvert à ses dépens. C'est que, Altair ne comprenait pas qu'il puisse être si intéressé par son ancienne vie. Pour lui, le passé était le passé, et il devait se concentrer sur son présent ainsi que sur son devenir. Mais le jeune homme était têtu. Presque autant qu'Altair. Ce n'était pas non plus la première fois qu'il essayait de lui soutirer des informations, mais c'était bien la première fois qu'Altair réagissait de manière aussi virulente. Il s'en voulait presque d'avoir haussé le ton face à lui. D'où le baiser, plaqué sur ses lèvres autant par envie que pour s'excuser. Des lèvres auxquelles il goûtait depuis si longtemps maintenant, et dont il ne se passait pas. Kaegan n'était pas une de ces obsessions passagères pour Altair, il faisait partie des rares qui ne finissait jamais. De par son instabilité émotionnelle, sans doute. De par cet air de chien abandonné qu'il traînait avec lui. Altair ne s'ennuyait jamais, avec le possédé. Les surprises étaient monnaie-courante. Altair aimait autant surprendre qu'être surpris. Il lui fallait des rebondissements dans ses relations, quelles qu'elles soient, sinon il s'ennuyait vite et son intérêt passait. Et le fait était qu'il regrettait ses paroles, mais qu'il ne l'avouerait jamais. Kaegan avait beau n'être qu'une coquille vide, il était sa coquille vide. Les regrets ne frappaient que rarement Altair, peu enclin à ressasser ce qui appartenait au passé. L'esprit millénaire, joueur hors-pair, avait décidé de céder face aux pressions du possédé. Mais pas sans monnaie d'échange. Altair n'était pas fou. Il livrerait à Kaegan ses précieuses informations, mais il comptait bien en tirer quelque chose. Les faveurs du bellâtre ? Oui. Pourquoi pas. S'il ne les avait pas déjà. Sa servitude ? Ça ne l'intéressait pas. Sa fidélité ? Bah. Qui diable était fidèle de leurs jours ? Surtout pas lui.

Il s'était écarté, comme pour se préparer aux assauts de Kaegan. Les rôles s'inversaient. Les positions de force étaient échangées. Altair rejoignait le mur des victimes. Mordha ne le ménagerait pas, il le savait d'avance. À la guerre comme à la guerre. Altair le connaissait. Il connaissait ses goûts, ce qu'il aimait ou pas. Ses préférences. Quelque part, il aimait ça. Le joueur en lui aimait se faire malmener. La domination éternelle ne l'intéressait pas. Il prit une grande inspiration tandis que Kaegan souriait, et Altair leva le menton, se plaisant à le regarder de haut malgré qu'il ne possède pas l'avantage. Une première exigence, pour un premier pas. Son prénom. Altair leva les yeux au ciel. L'avantage n'était pas totalement en faveur du possédé, puisqu'il détenait toujours les informations. Il garda le silence, se mordant la lèvre sans le cacher quand il vit Kaegan étirer ce petit sourire en coin. L'enfoiré, pensa-t-il. Le possédé connaissait bien ses failles à lui, également. Puis, une autre exigence. Et une autre, qui plut nettement moins à Altair. Un éclat de possessivité se glissa dans son regard. Il attrapa le jeune homme par le col de sa chemise et l'attira brusquement à lui, réduisant à néant la distance qui les séparait. « Moi, » qu'il répondit d'un ton ferme. « Moi, et personne d'autre. » Fou de lui, fou qu'il puisse émettre la supposition qu'il appartenait à quelqu'un d'autre. Altair lâcha Kaegan et laissa sa main glisser le long de son corps pour rejoindre son entrejambe, plongeant son regard dans le sien, courroucé. Il fit pression de ses doigts, puis remonta pour glisser ses doigts de l'autre côté du jean, au niveau de son nombril. Il étira un sourire machiavélique. « Alors, ton prénom... tu l'aimeras pas, je pense. Franchement, il ressemble à rien. D'où tu viens... je suis plus très sûr de m'en rappeler, c'était un coin tellement paumé... T'es sûr de vouloir savoir tout ça ? » Il tira sur le jean de Kaegan, ayant vite fait d'amener le bassin de celui-ci contre le sien. Il passa une langue gourmande sur ses lèvres, laissant le choix à Kaegan. Il pouvait lui répondre oui et Altair lui avouerait l'affreux secret, ou il pouvait ne rien répondre et la main d'Altair ne se contenterait pas de faire de simple pressions sur son entrejambe. Oui. Altair jouait. Encore et toujours. Il trouvait toujours le moyen de jouer.

Altair n'avait sous-estimé Kaegan. Les possédés étaient généralement particulièrement instable, et Kaegan l'avait été lors de leur rencontre, bien des années auparavant. Cela n'avait cependant pas empêché Leviathan de prendre le jeune homme sous son aile. Il connaissait aussi bien son lui actuel que cet Autre qu'il avait été. Il savait que Mordha n'était pas homme à se laisser faire, et sans doute était-ce ce qui lui avait plu, à l'époque. Sans doute était-ce ce qui avait permis au possédé de se faire sa place au sein des obsessions d'Altair qui ne se fanent pas. Ces obsessions se comptaient sur les doigts de la main. En deux mille ans d'existence et plus encore, Altair n'était parvenu qu'à développer trois obsessions intemporelles. Incessantes. La première, son amour pour l'Italie. Terre des empereurs, de la gloire et des gladiateurs. Il y avait vécu une très grande partie de sa non-vie, se complaisant en ces terres à toutes les époques, côtoyant les Césars, les Dante, se saoulant de vin et d'art, sans jamais se lasser de ces contrées. Mais quitter l'Italie devenait nécessaire. Il espaçait ses séjours, se perdant en France, Hollande et Espagne le temps d'une vie ou deux, puis revenait. Encore. Toujours. Il se faisait le descendent d'un Monciatti, s'appelant tantôt Vito, tantôt Salvatore, tantôt Leone. Les identités s'étaient succédées au fil du temps, avant le départ pour la terre nouvelle, le jeune continent. L'Amérique. La raison de ce départ ? L'envie de nouveauté. Leviathan avait foulé la terre des États Unis d'Amérique un mois de juillet 1952. Il était tout d'abord demeuré à Boston en tant que Benicio Monciatti, un homme d'affaires Italien, puis s'était envolé pour New York quelques cinquante ans plus tard, prenant cette fois l'identité d'Altair Esterhazy, né à Paris et propriétaire de nombreux hôtels de luxe. Leviathan changeait de masque avec l'aisance d'un oiseau dans les airs, et en rencontrant Kaegan, il avait trouvé un adversaire à sa hauteur, ou plutôt, un joueur de sa trempe. Mais l'intérêt de Mordha pour son Autre avait grandi d'années en années, et Altair avait dû repousser l'échéance autant qu'il pouvait, car il ne se leurrait pas. Mordha finirait par savoir. Aussi puissant Leviathan pouvait-il être, un secret comme celui de Mordha ne pouvait que finir par voir le jour. Leviathan s'était de toute manière fait à cette idée, bien qu'elle ne l'enchante guère. Il craignait de perdre Kaegan, que ce dernier ne cherche à retrouver les personnes qui avaient fait partie de la vie de l'Autre. Il le craignait, mais surtout, il ne le permettrait pas.

Alors, oui, il avait un peu triché avec Kaegan en lui faisant une telle proposition. Il savait parfaitement que le possédé tenait autant à savoir la vérité qu'à passer du bon temps avec lui, et il était terriblement curieux de voir ce qu'il choisirait. Ses réactions face à ses gestes en disaient déjà long sur ce qu'il voulait, mais avec Kaegan, Altair s'attendait à tout. Et il avait raison. La réponse de Kaegan lui arracha un sourire amusé. Le visage de Mordha s'approchait dangereusement et Altair le laissait faire, n'intervenant pas même si ce n'était pas l'envie qui lui manquait. Kaegan finit par effleurer ses lèvres de lui-même, mais le contact fut si furtif que Leviathan s'en mordit la lèvre de frustration. Frustration qui fut toutefois de courte durée quand il sentit les mains du possédé agripper son pantalon et se poser sur son entrejambe comme il l'avait lui-même fait. Il laissa échapper un petit grondement appréciateur, fermant les yeux. Une proposition pour une autre. Il glissa une main dans la nuque de Kaegan quand celui-ci fit pression sur son entrejambe, ses doigts venant agripper les boucles rebelles tandis que les lèvres de Mordha embrassaient sa gorge. Puis, plus rien. En un rien de temps, Kaegan s'était éloigné, le privant de ces frissons de plaisir dont il raffolait tant. Légèrement essoufflé, il pencha la tête sur le côté. Futé. Très futé. Mordha était définitivement un adversaire digne de lui. Il rit doucement, l'observant retrousser ses manches. « Tu sais comment t'y prendre, toi... » dit-il, taquin. Se décidant à l'imiter, ce fut cependant les boutons du col de sa chemise qu'il défit, lentement. Un, puis deux, et enfin un troisième. Une provocation pour une autre. Il prit une grande inspiration, puis s'éloigna en direction de son bureau. Kaegan voulait savoir ? Alors il viendrait. Altair ne se faisait aucun soucis pour ça. Il feignit d'avoir oublié, attrapant une feuille par-ci, une feuille par-là, offrant son dos à Mordha, ne s'occupant presque plus de lui. Il humidifia le bout de son doigt à l'aide de sa langue pour tourner les pages de son carnet. Lentement. « Ton prénom... ton prénooom... » chantonna-t-il, se délectant de le faire tourner en bourrique. « Ah, je t'ai. » Mensonge. Il ne l'avait pas. Sur aucune feuille en tout cas. Comédie, mascarade. Le nom véritable de Kaegan, celui de l'Autre, de l'ancien, il l'avait sans sa mémoire et nulle part ailleurs. Il se retourna pour faire à nouveau face à Mordha et s'assit sur le rebord de son bureau, un sentiment de puissance ultime le gonflant tel un ballon de baudruche. Il déclara, un sourire ravageur aux lèvres : « C'était Jovis. » Il plissa les yeux en observant les réactions du concerné. « Ça ne te dit absolument rien, n'est-ce pas ? Ce n'est pas grave. Ce n'est plus toi. Jovis est mort, Kaegan. » Il était, pour une fois, tout à fait sérieux, même si son visage reflétait surtout une indifférence totale. Ce n'était qu'un fait parmi tant d'autres, pour Altair. Que Jovis soit mort équivalait à dire que la Terre est ronde aux yeux du démon. Mais l'était-ce pour Kaegan ?